Cher journal intime
Après que Télérama ait publié un dossier absolument infecte sur les blogs, allant même jusqu’à confondre blog et journal intime ou pire blog et site perso (on a pu y lire que Etienne Chouard était devenu un porte-parole grâce à son blog, sauf que ça n’a pas grand chose d’un blog), Le Monde publie un article non seulement éclairé, de qualité mais également passionant sur les journaux intimes.
Cher journal intime
La pratique de cette "écriture de soi" ne s’est jamais si bien portée. Elle reste très féminine, chez les adolescents comme chez les adultes
LE MONDE, 07.06.05, 14h21
Plus de 2,7 millions de weblogs rien que sur la Toile française, dont 2 millions ouverts par des adolescents sur la plate-forme Skyrock (Le Monde daté 22-23 mai) : l’espace public que représente Internet est désormais truffé de sites personnels, sur lesquels chacun peut raconter sa vie, décrire ses centres d’intérêt ou ses états d’âme. Au vu de l’engouement exponentiel que connaît depuis quelques années ce mode d’expression individuel, on aurait pu prédire le déclin du journal intime du vrai, celui auquel on confie ce que les autres n’ont pas à connaître. Or, surprise : celui-ci ne semble pas en avoir souffert. Il ne se serait même jamais aussi bien porté auprès des lycéens, si l’on en croit l’enquête récente menée par Philippe Lejeune dans un établissement scolaire de l’Ain.
Pour qui s’intéresse à cette étrange activité qui consiste, jour après jour ou quand l’envie en prend, à coucher sur le papier des propos et des réflexions d’une relative banalité destinés à ne pas être lus, Philippe Lejeune est incontournable. Après avoir longtemps étudié les autobiographies d’écrivains célèbres, ce professeur de littérature française à l’université Paris-Nord-Villetaneuse s’est recentré sur les journaux intimes. Privilégiant cette fois les écrits les plus anonymes, et faisant ainsi, de fait, oeuvre de socio-psychologue.
"Il est important de lire, chaque fois que possible, les journaux dans leur forme originale. L’imprimé rend mal compte de ce qui s’y passe" , affirme-t-il en préambule à toute question. En 1992, il crée l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA, La Grenette, 01500 Ambérieu-en-Bugey). Sa mission ? Recueillir et archiver les récits de vie ordinaires qu’on veut bien lui confier : textes autobiographiques (75 % du fonds), journaux personnels (20 %) et correspondance (5 %). Soit au total plus de 1 300 textes inédits, auxquels viennent s’ajouter la centaine de journaux contemporains d’adolescents collectés par l’association Vivre et l’écrire (12, rue de Recouvrance, 45000 Orléans).
Car un journal n’est pas seulement un texte : c’est une conduite, une manière de vivre. Les adeptes de ce rendez-vous se sont d’ailleurs donné un nom : les diaristes. Un terme emprunté à l’anglais, qui a l’avantage de la brièveté, et qui n’autorise aucune confusion avec la rédaction du journal, organe de presse.
Ces diaristes, combien sont-ils ? En 1988, puis en 1997, le ministère de la culture a tenté de les compter lors d’une enquête sur les pratiques culturelles des Français. Selon ces chiffres, 8 % de la population française de plus de 15 ans soit environ 3 millions de personnes , auraient tenu un journal dans l’année précédant 1997. Une proportion sensiblement semblable, voire légèrement plus élevée que celle (7 %) apparue lors de l’enquête de 1988.
Et depuis ? Du côté du ministère, rien encore : la prochaine enquête est en cours de conclusion. Mais Philippe Lejeune qui dit n’avoir jamais été aussi actif que depuis sa retraite, prise en 2004 a ses propres outils d’investigation. A douze ans d’intervalle, en 1993 et au début de cette année, il a mené dans le lycée d’Ambérieu-en-Bugey une enquête tout à fait éclairante. Conduite dans onze classes, auprès de 320 élèves, sous la forme d’un questionnaire distribué par les professeurs, son étude montre que la pratique du journal "personnel" terme qu’il préfère à "intime" , trop restrictif , loin d’avoir diminué depuis 1993, est légèrement en hausse. Avec, comme toujours, un décalage spectaculaire entre les filles et les garçons.
Constance observée de longue date, le journal, en effet, est une pratique majoritairement féminine : 16 % des femmes, contre 5 % des hommes, en ont eu une expérience. L’écart, massif au moment de l’adolescence (31 % des filles, contre 2 % des garçons), diminue par la suite. Mais les femmes, plus promptes à l’introspection, restent les plus nombreuses à tenir des journaux. Alors que les hommes sont les plus nombreux… à en publier. Des exceptions qui confirment la règle, la fonction du journal intime étant en général de rester secret. Ce qui explique que l’on sache si peu de chose de lui, si ce n’est ce que les diaristes, où leurs héritiers, veulent bien en livrer.
En 1997, en collaboration avec la bibliothèque municipale de Lyon, l’APA a ainsi monté une exposition sans équivalent en France, donnant à voir plus de 200 cahiers originaux, pour la plupart rédigés par de parfaits inconnus. Accompagnés d’un texte historique et sociologique, ces émouvants témoignages ont, depuis, été présentés dans un beau livre illustré (Un journal à soi. Histoire d’une pratique). Soulevant ainsi, discrètement, un coin du voile.
Qu’écrivent-ils donc, ces diaristes ? Quand, pourquoi, comment ? Que trouvent dans cette activité les "accros" du journal intime, ceux qui, véritablement, ne peuvent s’en passer ? Est-ce une façon de baliser le temps qui passe ? De mieux faire connaissance avec soi-même ? Une forme d’autothérapie ? "Ce soir je suis triste, triste jusqu’à vouloir mourir" , écrit un diariste de 25 ans. Qui ajoute aussitôt : "C’est bien ce que je pensais à l’instant, mais de le voir écrit, noir sur blanc, cela paraît tellement énorme que ce n’est plus du tout sérieux, c’est même ridicule, pour un peu je vais en rire, j’en ris, j’en ris tellement, j’en ris aux larmes." Manière de tenir ses émotions à distance, de mieux les maîtriser… Ce n’est pas un hasard si le journal tient une telle place à l’adolescence, cette crise majeure de la vie où l’être est violemment mis en question par la puberté.
"Le profil type du diariste est celui qui tient un journal à l’adolescence, puis l’abandonne définitivement" , précise Philippe Lejeune. Mais d’autres, après cette période d’abandon, y reviennent plus ou moins épisodiquement au cours de leur vie adulte. D’autres encore n’en découvrent que tardivement la pratique… Et les plus mordus ne sont pas forcément des adolescents en proie au mal-être pubertaire. Tant s’en faut.
Qu’il s’agisse de traverser une crise, de garder la mémoire d’une expérience forte, ou, plus ordinairement, de ses vacances et de ses voyages, le journal constitue avant tout, et résolument, un espace de liberté. On y écrit quand on veut, comme on veut, pour le style et l’orthographe comme pour son contenu. On peut tourner son cahier dans tous les sens, faire dialoguer l’écriture avec divers documents lettres, photos, dessins. On peut même le détruire… Quitte, parfois, à le regretter amèrement.
"Pourquoi ai-je détruit mes carnets jaunes ?" , se lamente une diariste de 40 ans. "4 carnets déchirés, réduits en confettis. Toutes ces notes, tous ces écrits, ces touches de vie, ces instantanés… Mon adolescence de 14 à 18 ans… Tout cela perdu à jamais." Pour ceux qui, au contraire, veillent soigneusement à préserver leurs écrits, se posera un jour la douloureuse question de leur transmission. "Ceci est l’envers de ma vie" , écrivait cette autre anonyme au début du siècle dernier. "Je prie ceux qui pourront lire ces pages quand je ne serai plus là pour en défendre le secret d’en respecter le caractère intime et confidentiel." Une inquiétude qui explique que nombre de diaristes, dans la deuxième moitié de leur vie, choisissent de confier leur journal à l’APA, par crainte que leur entourage en fasse mauvais usage ou le jette après leur mort.
Loin de ces considérations d’un autre âge, les jeunes continuent donc à découvrir, génération après génération, la pratique du journal intime. Ils lui ont adjoint des formes d’expression nouvelles : depuis quelque temps, les cahiers de texte des lycéennes regorgent ainsi d’évocations intimes, que l’on fait volontiers circuler (mais seulement entre copines). Et les weblogs, autre reflet de leur quête de soi, explosent sur Internet. Ces derniers, cependant, ne font pas appel aux mêmes ressorts psychiques que le journal intime. Recherchant ouvertement le regard extérieur, ces écrits "extimes" , outils de rencontre et de communication, se situent même à son opposé. Le cher cahier n’a donc rien à craindre de l’ordinateur. Ni de ses avatars, aussi puissants et séduisants soient-ils.
Catherine Vincent
Article paru dans l’édition du 08.06.05